LE VIEIL HOMME ET SHIDA

Publié le par JB

A Taïwan, lorsqu'on rencontre quelqu'un pour la première fois, il est coutume d'échanger sa business card. On prend en compte le caractère individuel ET économique de la relation à venir. "Qui sait à quoi son numéro pourra bien me servir... " se disent-ils : il faut rester en contact.
Une fois l'échange consommé, on fait partie de leur réseau : la carte a été rangée avec les autres, dans la boîte appropriée. Une de plus dans la pile des gens qu'ils ont croisé au moins une fois dans leur vie.

Je suis arrivé il y a trois semaines et on me demande régulièrement ma carte, que je n'ai pas encore faite faire. J'empoche les leurs, j'incline la tête en signe de remerciement, et je me dis que je devrais quand même en faire une, avec le minimum dessus. Un numéro de téléphone, une adresse... peut-être une profession, mais laquelle ? Le tout sans chichi, pas de gravure ni de fond coloré, pas de dessin ni de police bizarre : quelque chose de simple, d'une sobriété exemplaire. Une carte d'inspiration japonaise : l'épure dans toute sa spendeur.

Une fois décidé à passer à l'acte, le plus dur - une fois n'est pas coutume -, était loin d'être fait. Je devais encore trouver l'endroit où il me serait possible de les réaliser. Ce qui veut dire un endroit où ils parlent un anglais raisonnable, pas trop excessif, où le résultat ne me paraitra pas d'une horreur insurmontable... Parce que je dois dire que les taïwanais et l'art, à quelques exceptions près, ça fait 15 ! Ils bénéficient d'un héritage culturel immense, mais dès lors qu'on se penche un peu sur la création actuelle, c'est d'une misère sans nom. En gros, j'étais mal barré !

Depuis deux jours, je regardais autour de moi dans la rue, à la recherche du lieu escompté. D'ailleurs, j'ai fait une pause samedi soir, dans une imprimerie à deux pas de la fac, où j'avais déjà effectué quelques impressions, mais j'avais beau répéter "business card", "personal card", "card with your name on it"... les employés ne voyaient pas où je voulais en venir. On m'a passé le boss au téléphone, j'ai esquissé une nouvelle tentative d'explication - j'avais des exemples devant les yeux que je pointais du doigt !- puis j'ai laissé tomber : c'était l'heure de la fermeture et j'ai continué plus loin. Où il n'y avait rien de plus.

J'ai demandé à Michael où il avait fait faire les siennes. Réponse : sur internet. "Sauf que tout est en chinois sur internet, que c'est cher et que ça met trois plombes à arriver." A éviter, donc. "Tu vois les magasins où ils gravent les tampons ?... ben ils en font là. Pour trois sous. Et y'en a dans toutes les rues." Vérification faite, c'est vrai qu'il y en a dans toutes les rues. Je ne me fatigue donc pas et je me contente d'aller en bas de chez moi. La dame est en train de travailler sur un tampon et semble totalement absorbée par son activité. Au bout de cinq minutes, à souffler et à tourner en rond, je me dis que, puisqu'il y en a partout, celle-ci a bien tord de me faire patienter de la sorte. Je sors de chez elle et je me dirige chez le suivant, cinquante mètres plus loin. Malheureusement pour moi, la communication tourne court : ils ne parlent pas anglais. Pour ne rien arrangé, je ne cesse de répéter "ming wen" au lieu de "ming pien" (business card en chinois) ; je me demande ce qu'ils ont compris !

Un vieil homme entre dans le magasin acheter une nouvelle paire de lunettes en plastique. Je ne saisis pas tout de suite qu'il est blanc, je veux dire un étranger, un "grandes oreilles" comme on nous appelle péjorativement ici. Il s'adresse à la maitresse des lieux dans un chinois parfait, qui sonne roublard. Elle en profite pour lui demander ce que je veux, et je m'explique de nouveau. La chose est pliée en dix secondes chrono, elle ne fait pas les cartes... Il faut que je continue de chercher. Alors que je réfléchis à la direction à donner à mon pas, le vieil homme me rejoint dehors et me dit que la mémoire du quartier, c'est la vendeuse de la droguerie. Ni une ni deux, d'un accord conclu en silence, il m'amène la voir. Il fait la conversation une fois dans le magasin ; il semble y prendre du plaisir. Je reste à l'entrée, les bras tombant mollement le long du corps, attendant l'issue de l'échange. Elle n'a aucune idée de l'endroit où je peux faire des cartes dans le quartier, elle est désolée...

Je comprends qu'il est américain ; il parle et j'écoute, je n'ai pas d'autre plan dans l'immédiat. Il me dit que ce serait plus pratique de faire ça sur internet, il faut juste que je trouve un chinois pour me donner un coup de main. Je lui assure que je connais quelqu'un, pas de problème, et nos chemins sont sur le point de se séparer quand il a une idée. Il faut traverser Shida, il me dit, mais je crois connaitre un petit magasin -où je ne suis pas sûr qu'ils parlent anglais-, qui devrait fabriquer ça... Il souhaite m'y emmener, je ne vois pas pourquoi je refuserais.

On traverse le marché de nuit de Shida qui commence à s'animer, il doit être aux alentours de 17h. Les jeunes vont et viennent dans tous les sens et je me demande quelle image on a tous les deux, le vieil homme et moi. On doit dépareiller en quelque sorte. Il me parle du vieux Shida, des buibuis où je devrais manger et des taïwanais. Il a une vision assez juste des différences culturelles qui nous habitent, un point de vue moderne et subtil. Je suis conquis par son jugement. Il n'est pas tendre avec les taïwanais, il annonce clairement qu'ils ne sont ni vraiment sociables, ni tout à fait amicaux. Ils sont attentifs à nos besoins, certes, mais ça reste une attention froide, dictée par la politesse. Quand je l'entends parler des gens locaux, j'ai les textes de Nicolas Bouvier en tête : il est souvent très dur avec les japonais dans ses descriptions ; il aime pointer leurs limites, une certaine étroitesse d'esprit et une rudesse assez désagréable au quotidien. Pourtant, Bouvier était amoureux du Japon. De même que le vieil homme doit être amoureux de Taïwan. On est toujours plus exigeant avec ceux qu'on aime.

On arrive au magasin en question ; je n'aurais jamais soupçonné l'existence d'un quelconque commerce à cet endroit, c'est le signe à l'entrée qui l'indique, signe qu'il m'est bien sûr impossible de déchiffrer. Il s'est exclamé : "ah, c'est noté ming pien, c'est ici !" Je n'ai rien répondu tant ça me paraissait aberrant qu'ils puissent imprimer un objet à caractère aussi moderne (la carte est en couleur, avec des gravures, des photos...) dans un lieu où la machine la plus récente semblaient tout droit sorties de la première guerre mondiale. Elles étaient belles leurs machines, y'a pas à dire, mais de là à ce qu'elles fonctionnent ! Je décide quand même de me taire et de voir comment la situation évolue. Le patron note mon nom, mon numéro de téléphone, mon adresse et une indication professionnelle... tout ce dont j'ai besoin. Jusque là tout va bien. Il me dit que je suis obligé de faire un minimum de 140 cartes, je commence à tiquer. Ensuite il me donne le prix et je m'assagis aussitôt ; il me demande une misère. Je regarde le vieil homme, je regarde le patron et je me dis que le périple vaut bien la somme demandée, que je me serve des cartes ou que je les jette... j'ai comme une envie de leur faire plaisir. Je dis ok. Bingo, allons-y !

Le patron m'a donné rendez-vous demain pour que je donne mon accord sur le graphisme avant qu'il imprime la totalité des cartes. Au final, je n'ai rien choisi, ce sera une surprise. Je connais le contenu -les informations que je lui ai transmises-, et je découvrirais la forme sur place, espérons qu'il ait bon goût. Je me suis contenté de refuser toute couleur, la sobriété avant tout ! Je verrais demain ce que ça donne.

Quant au vieil homme, je l'ai suivi encore quelques temps dans ses pérégrinations à travers le quartier de Shida. Il m'a montré un parc caché derrière les immeubles, où les vieux, comme ils les appellent lui-même, viennent danser chaque matin. Il m'a parlé d'un homme puissant qui habitait dans les environs, il y a des années de cela. Il m'a montré une maison décorée de mille bricoles : de toiles de peinture à des palmes de plongée ! Il a arrêté un homme dans la rue pour lui demander s'il s'agissait de la maison d'un quelconque artiste. Ils se sont mis à discuter... je suivais le mouvement de leurs lèvres en silence, sans rien comprendre de la conversation. A la fin, il m'explique que la maison appartient à des gens pauvres qui font les trottoirs à la recherche d'objets abandonnés à ramasser ; c'est ainsi que la façade s'est retrouvée décorée de tout un bazar sans lien ni cohérence. J'aime l'endroit, il faudra que j'en prenne une photo pour le blog. En continuant notre route, son attention est attiré par un poulet à moitié découpé. La nourriture est exposé en extérieur à la vue de tous et ça l'amuse. Il me dit : "c'est ça que j'aime à Taipei." Il regrette le bétonage intensif qui a frappé la ville ces dernières années, mais il admet qu'elle est restée relativement verte, suite à l'expression de mes réserves sur ce point. Il pointe un arbre du doigt, une espèce composée d'une multitude de troncs qui s'emmêlent les uns dans les autres, jusqu'à en former un énorme, torsadé, diforme, tout en lianes. Il est sous le charme, il me dit qu'on en trouve que dans les pays chauds. Je lui fais remarqué que j'en avais aperçus en Nouvelle-Calédonie, ce qui confirme ce qu'il raconte. L'heure passe et je vais être en retard pour le dîner, j'ai rendez-vous avec Michael à l'autre bout de la ville. Je n'aurais jamais imaginé passer autant de temps en sa compagnie.

Il semble vouloir me montrer une ou deux dernières choses, je ne proteste pas. Je lui emboite le pas de nouveau et la visite continue. Je lui ai parlé de mes recherches d'emploi et il veut me faire plaisir en m'indiquant un café où je pourrais poser une annonce pour donner des cours particuliers. Malheureusement, à notre arrivée, on se rend compte qu'ils ont repeint l'intérieur et qu'ils ont viré le tableau en question ; ils ne vont pas le remettre en place, il me dit. C'est pas grave, je réponds, je trouverais autre chose. Il y a toujours autre chose. Il souhaite ensuite me montrer des copies de peintures impressionnistes dans un lounge, à quelques encablures de l'activité démesurée du marché. Il y a là-bas une variation des "Canotiers" de Renoir. Pas forcément très ressemblant, mais il y a du style... Les serveurs nous tournent autour et insistent pour qu'on se pause alors qu'on se contente d'observer l'oeuvre ; on s'enfuit avec un sourire. Dehors, je n'ai plus le temps de continuer avec lui, je me sens triste de ne pas pouvoir l'inviter à manger avec moi. C'est une questoin de choix, j'imagine, j'aurais très bien pu annuler Mika que je vois régulièrement et rester avec lui. Mais je ne le fais pas. Alors que je cherche une excuse, il commence à s'agiter et me sort : "faut que je file maintenant, je suis vraiment à la bourre !" Je suis scotché ! Et il me laisse sur place aussitôt, ni vu ni connu. Il secoue la main et disparait dans la foule ; je n'ai pas bougé d'un pouce.

Je regarde l'heure sur mon téléphone et j'appelle Mika pour le prévenir que j'aurais un peu de retard, je pars à peine. Je lui dis : "je suis tombé sur l'ermite du quartier, j'ai eu droit à un tour gratuit dans l'histoire de Taipei !" Il répond : "ah oui, j'ai eu ça aussi une fois. Ils sont cools mais on sait jamais comment s'en défaire..." "Clair !", j'approuve bruyamment, sauf que dans ma tête, je me dis que je l'aimais bien ce petit vieux. Il m'a fait découvrir des parties de Shida où je ne me serais peut-être jamais promené. Merci mon gars !

Publié dans NOUVELLES EN VRAC

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