FATIGUE

Publié le par JB

Le temps est maussade depuis trois jours et je ne sais plus trop comme m'habiller. Quand je sors avec un pull sur le dos, dès que je dois marcher un petit peu, je suis en nage : il fait trop chaud pour supporter autre chose qu'un simple t-shirt. Quand je me contente du t-shirt, je suis transi de froid dès qu'il y a un coup de vent, de bruine ou tout simplement que le soir tombe ; le problème est insoluble. J'ai choppé la crève.

Je parcours des kilomètres tous les jours, d'un point à l'autre de la ville, à la recherche d'un boulot ; je creuse toutes les pistes possibles et inimaginables. Pourtant, j'ai l'impression de courir dans le vent ; je me fatigue et je ne vois rien venir. Rien qui me permette de me poser un moment à Taipei, confortablement, sans avoir à liquider mes économies. Cet arrêt risque de me coûter une fortune. J'ai peur que plus le temps passe, plus l'aspect financier gâche le plaisir que j'ai à faire une pause, indéterminée dans le temps, censée m'épanouir. J'espère trouver quelque chose, même si ça ne couvre pas tous mes frais.

J'ai commencé les recherches il y a à peine une semaine, il n'y a donc pas de raison de s'inquiéter outre mesure ; c'est la fatigue qui parle. Entre la crève et la marche quotidienne, je me sens vidé -et quand le corps lâche, l'humeur en fait généralement autant. Je suis allongé dans mon lit, en fin d'après-midi (alors que j'ai suivi quelques pistes sans succès), la gorge douloureuse et je me décide à poster l'envers du décor sur le blog. Il y a les fêtes, les femmes, la nouveauté (l'exotisme !), le sport, le voyage... et il y a le reste, que l'on tait, parce que ce n'est pas glamour. La solitude, la fatigue, l'argent, l'incommunicabilité... l'expérience de l'immersion est un mélange de tout ça, dans des proportions différentes selon les jours, l'heure ou même l'humeur. Je n'ai pas l'un sans l'autre, j'ai le TOUT.

D'ailleurs, il arrive souvent que la frustration domine la sensation de plaisir ; il faut du temps pour digérer le positif et le négatif, si étroitement liés l'un à l'autre, et ce n'est qu'une fois cette digestion terminée que l'on peut regarder en arrière et faire un bilan satisfaisant de l'expérience. Ce que je vis aujourd'hui sera mis à l'épreuve, plus tard, dans une globalité à laquelle elle ne peut pas encore prétendre, lorsque je me retournerais pour analyser, avec du recul, ce qu'a donné mon séjour à Taïwan. Je ne peux être objectif après deux semaines et demi.

Il y a une forme d'impuissance dans la fatigue que je ressens ce soir. Par exemple, je connais l'existence de cam schools, des écoles privées dont certaines enseignent le français, et j'aimerais m'y rendre y déposer un cv. Malheureusement, je ne trouve rien sur internet quand je fais les recherches en français, en anglais, et même en chinois-traduction-directe-google. C'est le désert de l'information. Il faut maitriser le chinois pour s'en sortir.
J'ai donc décidé d'aller directement dans le quartier où se trouvent une grande majorité de ces écoles privées et je n'ai rien trouvé : pas un drapeau français, un mot français, french en anglais... je ne savais pas où regarder. Ni quoi.
Il n'existe pas de document qui les répertorie, ce serait trop simple ! J'ai demandé au bureau de représentation français, à la mission économique, aux français que j'ai croisé... il faut se débrouiller. Et ça a un caractère usant d'avoir à toujours chercher un moyen de s'en sortir. On est sans cesse mis dans une position inconfortable. Pour imprimer mon cv, j'ai traversé la ville sans savoir ce que je cherchais vraiment...

Tout à l'heure, je me suis rendu au Taipei Film Institute, pensant y trouver une école de cinéma. Après avoir jeté un coup d'oeil autour de moi, essayer quelques poignets qui ne s'ouvraient pas, j'ai dû me rendre à l'évidence que "l'institut" était en fait un cinéclub. Il y avait quelques prospectus à l'entrée, une salle de visionnage à l'étage, des horaires suivant des caractères que je ne pouvais pas déchiffrer... En France, ce genre de mésaventure ne me serait pas arrivée ; j'aurais vérifié mes informations avant de partir et j'aurais su où j'allais. Ici, c'est une perpétuelle découverte. Une surprise souvent déprimante. On n'est confronté à la réalité que sur place, de visu. Et la perte de temps et d'énergie est énorme. Parce qu'il y a les transports, les projections mentales, les espoirs qu'elles suscitent...

Imaginez que vous souhaitiez repeindre les murs de votre appart, avec une couleur très précise. Au magasin de peinture, vous vous rendez compte que la couleur n'est pas indiquée sur le pot ; pourtant, on vous dit que vous avez le choix entre cent couleurs. Mais on ne peut pas vous dire où se trouve cette couleur, c'est quelqu'un d'autre qui s'est occupé de la mise-en-place et il est parti travaillé ailleurs. Vous n'avez pas le choix, c'est le seul magasin de peinture à 3000 km à la ronde. Vous achetez un premier pot en suivant un vieux plan sorti de sous les fagots ; mais vous y croyez dur comme fer : à quoi bon faire un plan si ce n'est pour indiquer l'emplacement exact de chaque pot? Vous acheté votre premier pot. Raté. Vous refaites le trajet A/R, déçu, et vous revenez avec un deuxième pot. Raté. Ensuite, vous vous dites que vous allez les ouvrir sur place, mais chaque pot que vous ouvre, vous devez le payer ! Se pose alors la question du financement de l'opération... 

Bon, je ne vais pas me reconvertir dans l'écriture d'une fable (de La Fontaine ou pas), je pense que vous avez saisis. Démarrer un projet de vie dans un pays où la langue est si radicalement différente, c'est une enveloppe flatteuse dans laquelle se trouve d'abord beaucoup de sable. On la vide à la recherche d'un mot qui ne s'y trouve pas. Elle ne contenait que des grains de sable... Vous recevez une seconde enveloppe, toujours aussi belle, et c'est une facture : merci de régler votre dette, les deux enveloppes coûtent tant. Et vous vous exécutez...

Je regarde l'orchidée pourpre que j'ai acheté au marché aux fleurs et je me dis que la note n'est pas trop salée ; la somme vaut le coup d'être déboursée. La boite à bijoux de style oriental m'observe depuis le haut de l'étagère, ma terrasse est plongée dans l'obscurité -la nuit vient de tomber.
Je me demande pourquoi j'ai pris tous ces pulls alors que je connaissais le climat local avant de faire mon sac : il est censé faire 25°C toute l'année à Taïwan et j'en ai quand même embarqué cinq...
A midi, j'ai mangé comme un roi pour moins de 2€ ; c'était bon et copieux.
Je suis dans mon lit et le temps d'écrire cet article, je me sens reposé. J'ai toujours la crève mais ça va maintenant faire une heure que je suis rentré et que je me suis affalé sur le matelas ; j'ai repris des forces. Quand le corps va, la tête va. Une heure et l'humeur change déjà.
La fatigue est un état psychologique de même qu'un état physique. Prendre deux secondes pour réfléchir permet parfois de repartir au casse-pipe avec un corps neuf, rasséréné par la pertinence de la pensée. Le présent est un temps fatiguant : il épuise le corps et fait convoiter des merveilles inaccessibles. Il faut envisager le présent proche comme le réel temps de la réalisation de nos fantasmes. Carpe Diem est un adage usurpé, qui prône l'impossible. Carpe Diem serait une célébration pernanente de la vie : on sait tous dans quel cadre on évolue ; les obligations auxquelles on est contraint, c'est un leurre.
Il serait plus juste de dire : "pensez à profiter de la vie." Aujourd'hui, vous vous sentez bloqué, vous obéissez aux contraintes - on est tous pion d'un système... , néanmoins, vous avez la possibilité de vous ménager des instants de plaisir, à l'avenir. Vous avez votre présent proche en ligne de mire, et vous pouvez y faire quelque chose. Si vous bougez maintenant, si vous vous décidez maintenant, il se peut que vous profitiez de votre présent à venir.

J'ai toujours pensé que je ne vivais pas assez dans l'instant ; on nous fait miroiter cette liberté. Quand je regarde en arrière, je me dis pourtant que je n'ai pas souvent subi les événements : je suis généralement allé où j'avais envie d'aller. J'ai fait ce que j'avais envie de faire. Merde, je vous écris de Taipei ! C'est une chance, un trésor que j'ai su cultiver, malgré la fatigue, les frustrations, les déceptions... un bonheur qui a un prix, parfois douloureux. Je sais que j'ai abandonné du monde derrière moi, égoïstement. Je continue à tracer ma route, sans savoir de quoi j'aurais envie demain. Puisqu'elle est là, la question primordiale : de quoi ai-je envie?

P.S : d'un bon dîner (^^)

Publié dans VIE PERSO

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