DE LA FERME (POUR CHANGER...)

Publié le par JB

Le soleil de midi nous accule à la retraite ; l’heure de la pause déjeuner pointe son nez. Alors que 35°C frappe sur nos têtes protégées par des casquettes salies par la transpiration, on tend le bras pour ramasser un fruit de plus. Deux. Trois. Un sac complet. Une benne à finir. J’avance d’un pas nonchalant au milieu des saisonniers amers : c’est 35$ la benne, et cela nous prend cinq heures pour en remplir une. 7$ de l’heure. 5€. Et je vous parle du brut, pas du net. Enlevé à cela le logement et la nourriture et vous ne mettez rien de côté – vous travaillez d’arrache-pied uniquement pour stopper l’hémorragie : enfin les entrées compensent les sorties d’argent ! La saison est tardive et c’est la désolation dans le verger : la majorité des fruits ont été abîmés par les pluies récentes, on nous emploie donc à sauver les meubles. On se retrouve à ramasser des fantômes de pêche, verdâtres ou moisies ; des fétus qui n’ont jamais grossi. L’agriculteur compte ses pertes dans le hangar qui sert au triage, il se dit qu’au moins la main d’œuvre ne le ruinera pas plus qu’il ne l’est déjà. Il nous paie « au contrat » et comme il n’y a rien à ramasser, il nous paie des clopinettes. (Tiens, vas t’acheter de quoi noyer ton chagrin !) On nettoie ses arbres de la pourriture grimpante, faisant tomber les fruits malades dans l’espoir de voir les plus verts mûrir – qui sait, peut-être que les pickers de la semaine prochaine auront plus de chance que nous. Après deux jours de ce traitement – entrecoupé d’une journée de repos vraiment dispensable –, on a décidé d’aller voir plus loin ce qui s’y trouvait. Le destin nous a souri. Un homme qu’on avait contacté il y a dix jours nous a rappelé, nous offrant un travail payé à l’heure. On a sauté sur l’opportunité et on a fui au plus vite Lenny’s Orchards et son patron au refrain entêtant : « next week will be better »… Tu as tapé dans le mille, Matthew ! La semaine suivante était meilleure à coup sûr ! Brian est un sud africain paisible et soucieux du bien-être de ses troupes ; il se met en quatre pour nous mettre dans les meilleures dispositions possibles. Hier soir, comme je bouquinais un court roman de D. Lessing dans le hangar réservé à la pause déjeuner, il a placé un ventilateur dans mon dos et l’a mis en marche. « Tu seras mieux ainsi, il fait lourd à cette heure de la journée ». Lui, le responsable agricole, prenant trente secondes de son temps pour m’accommoder, moi, le saisonnier de passage… cela donne envie de s’arracher sur le terrain. J’aimerais pouvoir affirmer avec certitude qu’on le lui rend bien, mais je n’en suis pas sûr… Deux autres français ramassent les prunes à nos côtés, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils trainent les savates. Aurélie, Walter et moi, on n’y est pour rien, mais c’est ainsi. On n’abuse que les gentils de ce monde. Alors que je pensais ma santé financière en péril – j’avais prévu des rentrées substantielles d’argent bien plus tôt dans le mois –, la ferme de Brian me permettra de conserver un équilibre fragile mais bien réel. Il me reste encore quelques nuits à passer à Melbourne (sans doute le week-end à venir), quelques colis à envoyer pour me débarrasser de mon excédent bagage, un billet de bus à prendre pour Sydney et le billet d’avion pour Hong Kong… je remercie Brian de se charger de la facture ! En attendant mon tax back, cela devrait faire l’affaire. (En Australie, au lieu de payer des impôts, le gouvernement vous reverse une partie – ou l’intégralité – des taxes déduites de vos salaires) Le soleil de midi nous accule toujours à la retraite, mais on insiste quelques minutes encore. Il ne me reste plus que trois jours à tenir à la ferme, ensuite direction une autre vie ! J’ai arrêté de jeter des fruits verts dans la benne « pour faire du volume », j’ai envie de rendre un peu de la joie que ce travail m’a apporté en faisant un boulot propre et soigné. C’est fou comme une paie honnête calme l’aigreur d’un travail ingrat ! Whatever the heat, whatever the conditions, today I give.

Publié dans AUSTRALIE

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