PENSEE FUGACE

Publié le par JB

Toi qui travailles au 60ème étage d’une tour qui domine la baie, toi qui tous les jours allumes ton ordinateur alors que dans ton dos les lumières de Tsim Sha Tsui se reflètent encore sur l’eau troublée par les mouvements incessants des navettes, t’arrives-t-il de te sentir petit ?

En ce monde, tu es puissant, on n’arrive pas à cet étage par hasard ; mais pressens-tu la vacuité de ton existence, toi qui cherches à aligner les millions comme des perles sur un collier ? Pressens-tu le vide sous tes pieds, ou te contentes-tu de remplir bien sagement tes registres, minuscule machine à faire fructifier des chiffres ?

J’imagine qu’il t’arrive de bloquer, sans que tu en saisisses la raison. Retournes-toi et observes !, tu as sous les yeux l’œuvre de tes semblables. Trente tours faussement différentes, emballées seulement d’un habit qui lui est propre ; trente gratteurs de ciel dans lesquels on a parqué mille personnes comme toi, avec un but un seul : faites de l’argent !

C’est ta mission et tu ne la prends pas à la légère, je te sais investi. Tu as un patron à qui rendre des comptes, ou un conseil d’administration. Tu exportes à Londres un bien X que tu as négocié au meilleur prix en Chine, tu le fais transporter sous pavillon panaméen et tu contemples l’économie réalisée avec un sourire sur les lèvres. Tu n’es pas le problème, tu te dis, si tu ne le faisais pas, vingt gars du 59ème saisiraient l’occasion de monter d’un étage. Tu as la conscience tranquille. Ou peut-être pas.

J’espère qu’à ton arrivée chaque matin, tu prends deux secondes pour embrasser la vue exceptionnelle dont tu jouies depuis ton bureau. J’espère que tu sais - un savoir profond, qui viendrait de tes entrailles – que tu n’es pas ton boulot : ce n’est qu’une part de toi-même, une activité lucrative. Non, tu es bien plus !, d’une richesse que tu ne soupçonnes même pas, et qui n’a pas de prix. Tu dois être curieux être un homme meilleur.

Il faut comprendre la beauté pour saisir la chance que tu as d’être à ta place : tu es aux premières loges d’un opéra symphonique de qualité, Hong Kong joue pour toi un spectacle sans fin. Néons, voitures, klaxons, cris, c’est le bruit de la vie cent mètres plus bas. Néons, voitures, klaxons, cris, c’est le manège pour lequel tu ne paies pas d’entrée. Et du haut de ta tour, confortablement lové dans ton fauteuil en cuir, c’est celui que t’observes, un brin amusé. L’argent t’a élevé au-dessus des passants, mais il ne t’a pas rendu sage. J’espère que tu l’as compris. Je suis pauvre et je le sais.

J’observe ces tours érigées dans la nuit, et je me dis qu’il y a comme un malaise. Chacune a été pensée pour qu’on la voit de loin : elles brillent de mille feux, même à la plus noire des heures. Le ciel hongkongais ne tombe jamais dans l’obscurité, il brûle d’un orange violent, comme un couvercle posée sur la ville. Le progrès local est d’avoir fusionné le jour et la nuit, sans montre il est difficile de savoir. Le jour est sombre, le soleil étant masqué par ces géants de fer. La nuit est claire, illuminée par ces mêmes squelettes. On trouve des commerces ouverts 24h/24, on a dû expliquer aux employés que 6h et 18h avaient la même signification. Après tout, ne dit-t-on pas 6AM et 6PM dans les pays anglophones ? Hong Kong ne se couche jamais et en a fait sa fierté. On vient ici pour faire de l’argent, les taxes sont nulles. La ville abrite des millions de requins qui se bouffent entre eux.  La spécialité culinaire d’Hong Kong est la soupe aux ailerons (de requin évidemment), il n’y a pas de hasard. J’observe la baie au ralenti et je me dis que je suis un petit chiot qui frétille de la queue. Je pisse partout, je suis content de découvrir de nouvelles odeurs. Quand on me parle gentiment, je fais un câlin, ou je demande à jouer. Je suis trop tendre pour le monde tel qu’il est.

Les requins ne me remarquent même pas, je suis trop petit pour eux, je n’ai pas assez de chair à dévorer. Ils passent leur chemin alors que je les interpelle : « êtes-vous sages ?», je leur demande. Mais ils ne m’écoutent pas, ils sont déjà loin.

Etes-vous sages ?, j’essaie d’aboyer du fond de la gorge, mais je ne trompe personne : ma voix n’a pas encore muée, elle n’a aucun poids. Mon cri se perd dans le néant de l’indifférence générale, il ne trouve aucun écho ; je suis ignoré. Il faut être quelqu’un pour avoir le droit de parole. Faut croire que ce n’est pas le cas, je ne mérite pas ce titre.

Toi qui te bats au quotidien pour gagner plus, dans ton bureau du 60ème étage avec vue sur la baie, je sais que tu te fiches pas mal de ce que je pense, alors je ne dirais qu’une chose : j’espère que tu sais ce que tu fais. Sinon c’est un beau gâchis.

Publié dans REFLEXIONS

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