DE L'IMMATURITE

Publié le par JB

A Taïwan, on ne vieillit pas à la même vitesse qu’ailleurs, on reste jeune plus longtemps. Les étrangers viennent s’y perdre parce qu’à 35 ans, il est encore normal de courir les jupons, personne ne vous mettra la pression pour vous poser et avoir des enfants ; ils en font si peu, à Taïwan, et si tard…

Le taux de natalité est de 0.89 pour cent, le renouvellement des générations ne se fait pas. Quand on discute avec un couple de taïwanais, avoir une progéniture est bien le cadet de ses soucis, ils pensent d’abord à gagner de l’argent. S’ils ont la chance d’avoir un boulot bien rémunéré, alors ils réfléchissent à la manière de le dépenser - dans une mesure raisonnable - et le reste ils le mettent de côté, à la faveur d’investissements plus ou moins heureux. A moins de 40 ans, avoir un enfant n’est définitivement pas une priorité sur l’île Formosa.

Lorsque je prends le métro, je suis toujours surpris par l’aspect physique des parents accompagnés de leur petit bout de choux : ils ressemblent en fait à des grands-parents. Dès qu’ils se décident à sauter le pas, les taïwanais prennent quinze ans d’un coup, à cause de la débauche d’énergie qu’exige un nouveau né, et des responsabilités qui tout à coup leur tombent sur la tête. C’est assez étrange à constater, puisque jusqu’aux environs de la quarantaine, ils en paraissent parfois jusqu’à dix de moins ; ensuite, la fontaine de jouvence se tarit et c’est à vitesse grand V qu’ils rattrapent les années qu’ils avaient volées au nom de l’immaturité. On ne rigole pas avec mère nature.

La société actuelle, rigide et infantile, trouve sa source dans le schéma familial qui prédomine à Taïwan. A 50 ans, il est difficile d’éduquer proprement un enfant, c’est une histoire d’efforts et de patience qu’on n’est plus prêt à consentir. Très vite, les jeunes sont inscrits à des classes de soutien et d’approfondissement, à des cours d’anglais, les parents s’en débarrassent au profit de structures éducatives qui leur enseignent que le travail, c’est la vie.

Travailler dur et vous réussirez, vous gagnerez les millions que vos parents n’ont pas réussi à amasser. Voilà le mantra qu’ils entendent à longueur de journée, dès leur plus jeune âge ; il y a quelque chose de nauséabond à cela. Hier, une demoiselle passablement éméchée m’a demandé si j’avais un frère. A la réponse « oui », elle a ensuite demandé s’il était riche… que dire dans ces cas-là ? J’ai rigolé en façade, et je me suis dit « pauvre fille, tu seras malheureuse toute ta vie. » Ce qui n’est pas vrai, bien sûr, puisqu’elle trouvera le bonheur dans le fait d’épouser un gars au compte en banque bien fourni, mais sa conception de la vie est tellement éloignée de la mienne que j’ai encore du mal à digérer le fait que pour certains, l’argent suffit. C’est du moins leur première motivation, le reste étant affaire de romantisme, et tout le monde ne l’est pas.

Il m’est difficile d’écrire cet article car Taïwan est une terre de paradoxes. Quand j’annonce qu’ils ne sont pas romantiques, je sors une énormité à laquelle je m’accroche, contrairement aux apparences. Le taïwanais mineur ressemble beaucoup à son homologue japonais, et on en trouve des exemples déclinés dans tous les mangas. Dans ces dessins animés (ou bd), les jeunes trimballent généralement un mal être à fleur de peau : ils sont dans la souffrance d’être au monde. Seuls. Perdus. Sans avenir. Dans la rue, ils ressemblent aussi à cela, tant qu’ils ne sont pas en couple. Leur romantisme s’apparente au désespoir qu’accompagne la solitude : ils crient leurs malheurs à tous les étages, ils sont mal dans leur peau… mais leurs intentions n’ont rien d’altruistes, c’est un romantisme autocentré. Ils veulent être le sujet d’attentions particulières ; ils veulent qu’on prenne soin d’eux. Leur seconde moitié importe peu au final. Ainsi, on peut également expliquer le succès de la culture française auprès des jeunes femmes taïwanaises : elles rêvent avant tout d’un homme à l’écoute de leur désir, bienveillant et attentionné. Elles rêvent de ce qu’elles ne peuvent pas trouver sur place, parce que chacun est enfermé dans un cercle égoïste. Il faut croire que c’est le prix à payer dans une société individualiste.

J’ai parfois employé le terme « immaturité » pour qualifier les taïwanais d’une façon générale, c’est une allégation qui ne se prononce pas à la légère. Pour ma défense, je dirais qu’on retrouve des traces de leur immaturité partout au quotidien : ils se comportent comme des enfants, quelque soit leur âge. Tout d’abord, ils sont d’une impolitesse crasse. Tenez la porte ouverte à cinq personnes pressées de rentrer ou de sortir et vous n’obtiendrez pas un seul merci. Faites la queue au restaurant ou à la caisse en laissant un peu d’espace entre vous et celui qui vous précède et il n’est pas rare de voir quelqu’un venir s’intercaler entre vous deux… après tout, il y avait la place ! Et il n’y a rien à dire à cela. Il m’est arrivé de passer une demi-heure à la Poste alors qu’il n’y avait à l’origine qu’une seule personne devant moi. Devant mon indécision, nombreux sont ceux qui ont choisi de contourner la file d’attente pour aller directement au guichet. Il faut apprendre à faire avec, aussi énervant que cela puisse paraitre, car ce manque de manières évident à nos yeux ne trouve pas d’écho dans leur éducation.

Au travail - et parfois même dans leur vie privée, les taïwanais ne savent pas régler un problème simplement, la moindre anicroche se transforme vite en psychodrame. Ces conflits qui prennent une ampleur démesurée quand on est adolescent et qu’on apprend ensuite à gérer avec intelligence et recul, eh bien ces conflits restent inchangés à Taïwan, on leur accorde autant d’importance à 45 ans qu’à 30 de moins ; c’est à croire qu’ils ne mûrissent jamais. La semaine dernière a ressurgi une vieille histoire que j’avais pratiquement oublié : il y a trois mois, un soir que j’avais trop bu, j’ai fait des avances salés à une demoiselle que j’avais déjà croisé deux ou trois fois. Sur le coup, elle m’a mis un vent, je ne méritais pas mieux. Elle m’a sorti qu’elle n’était pas une fille facile, je lui tire pour le coup ma révérence. Deux mois et demi plus tard, je la croise avec Amanda, que je fréquente depuis un petit moment déjà. Elle ne me décroche pas un mot et s’efface rapidement. Une semaine plus tard, Amanda rentre en pleure, le psychodrame taïwanais a éclaté. Elle veut que je me confonde en excuses, ce que je me refuse de faire. J’apprends au cours de notre conversation que tout le monde est au courant et en parle ; chacun a choisi son camp et les anti-JB ont décidé de me coller l’étiquette « Player ». Ils veulent me discréditer ; me faire passer pour un salaud. De mon côté, je ne veux pas rentrer dans le jeu, je trouve ça futile et immature. Après une heure confuse à démêler les tenants et aboutissants de l’histoire, je prends Amanda les yeux dans les yeux et je la prends à témoin : à l’époque, j’étais célibataire. Depuis que je suis avec elle, je n’ai pas fait un seul faux pas. Les étrangers qu’elle fréquente enchainent les conquêtes sans que cela paraisse anormal, certains sont même là depuis dix ans et ne se sont toujours pas posé. Que me reproche-t-on au juste ? Oui, je lui ai proposé de me suivre jusqu’à chez moi, je ne pense pas lui avoir manqué de respect. À aucun moment, je n’ai dépassé les bornes de la convenance : je n’ai pas été vulgaire, ni violent. Cette histoire s’arrête là, il n’y a rien de plus à raconter. Le lendemain, elle fait le point de notre confrontation avec ses amis et le soufflé retombe aussitôt : effectivement je n’ai pas agi de façon malhonnête. Le psychodrame meurt dans l’indifférence, après avoir tant fait jaser. Les taïwanais sont vraiment des ados en manque d’émotions fortes…

Il ne faut pas croire que seuls les locaux sont victimes de cette immaturité aigüe, les étrangers prennent vite le pli. Les plus sages ont moins de trente ans et obéissent à un schéma encore frais dans leur mémoire : d’abord finir les études, ensuite trouver un boulot, puis une femme. L’infini des possibilités ne leur est pas encore monté à la tête. Passé trente ans, s’ils ne sont pas déjà mariés, ce sont des cas perdus : ils ont fait le choix de vivre à Neverland… Dès lors, ils ne cesseront de rajeunir mentalement. J’ai croisé des spécimens de la nuit qui me disaient avoir été sage jusqu’à cet anniversaire fatidique, ensuite ils se sont rendu compte que leur vie leur appartenait, et qu’ils en faisaient ce qu’ils voulaient. A la question « mais tu n’as pas envie de te poser des fois ? », une réponse simple : « Pourquoi ? » Hier, un ami d’Amanda me racontait qu’il tenait mieux l’alcool aujourd’hui, à 37 ans, que dix ans auparavant. Surtout, il trouvait les lendemains de cuite moins douloureux. Alors qu’il sort avec une fille magnifique qui n’avait pas pu faire le déplacement, il avait (lors de la soirée) des vues sur un bonbon totalement superficiel, pantalon taille basse rose pétant et rire surfait. On ne change pas un homme qui a fait le choix du chemin obscur.

Je suis à Taïwan depuis quatre mois et je situe clairement ses dangers, la vie y est facile. Si vous avez envie de fuir vos responsabilités, c’est l’endroit idéal, des millions de personnes en font autant tous les jours. Les gens ne vieillissent pas sur l’île Formosa, parce qu’ils ne sont pas confronté au besoin de transmission et de partage, il n’est pas question d’avoir des enfants avant que l’horloge interne ne clignote dans le rouge. Ici, on vit pour soi, personne ne dépend des décisions que l’on prend, on a la conscience tranquille. Une des premières choses que m’a dit Amanda lorsqu’on a commencé à se fréquenter, c’est « j’ai envie de m’amuser, je ne veux pas me poser avant d’avoir trente ans. Et encore… disons trente-cinq.» Elle en a 26. De mon côté, c’est difficile à dire, mais j’ai envie de grandir, je ne veux pas me regarder dans la glace dans dix ans et constater que je n’ai pas changé : pour une fois, je refuse l’insouciance, je fuis l’immaturité. Taïwan est un miroir trompeur qui vous ment sur la réalité de votre position dans la société : il vous fait paraitre trop beau. J’aurais trente ans dans un an, et je ferais mieux de mettre les voiles assez vite, avant de me laisser prendre au jeu. C’est l’anniversaire fatidique, tout le monde le répète ici à Taipei, ensuite on se dit simplement what the fuck, et on brise les derniers liens qui nous rattachent à notre éducation. Quelque part, on fait le choix d’être taïwanais.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article