DANS LE METRO
L’accès aux rames est conditionné par l’ouverture d’un portail automatique, comme sur la ligne 14 du métro parisien. En tête de celui-ci trônent des photos d’Hong-Kong à diverses périodes du XXème siècle. Ces photos – on peut le penser – ont été placés là tout autant pour commémorer le passé que pour célébrer l’étendue des progrès réalisés depuis ces époques dont il ne reste que peu de traces dans la rue. On y déchiffre généralement la silhouette de gens modestes, des hommes et des femmes aux vêtements simples, sinon élimés ; ces portraits les donnent à voir devant un commerce à la façade en bois, dans une rue de terre battue, sur une barque marchande au milieu d’une cinquantaine de ses semblables (un cliché pris à une époque où il était sans doute plus aisé de faire du commerce par voie fluviale.)…
Ces images sont le témoin d’un temps révolu, vous n’en retrouverez les motifs nulle part en vous baladant dans Hong-Kong ; seul le papier argenté a décidé d’en garder une trace, et chaque année il jaunit un peu plus pour marquer l’éternité qui sépare le petit qui marche devant moi, sa PSP en mode silencieux, ses doigts passant d’un bouton à l’autre d’un geste obstiné, et la jeune fille immortalisée il y a cinquante ans de cela, le nez crasseux et les pieds nus.
J’ai parfois l’impression, en promenant mon regard sur les clichés alignés au-dessus de ma tête, que ces clichés ont été pris il y a dix ans, quelque part en Thaïlande ou au Cambodge. L’animation des rues, les infrastructures rustiques, l’apparente pauvreté des habitants… tous ces indices rappellent une situation géographique évidente – mais qu’on aurait tendance remettre en cause, aujourd’hui, à la vue des gratte-ciels qui ont pullulé un peu partout : Hong-Kong appartient au sud-est asiatique. Et si elle a laissé mourir cet héritage (enfermé dans des musées ma foi remarquables), c’est uniquement par peur du trou, sous ses pieds, qui pourraient s’ouvrir subitement si jamais lui venait l’envie de regarder dans le rétroviseur. A Hong-Kong, le souvenir de la faim est encore trop vivace chez les personnes âgées pour qu’elles cessent leur course à l’argent facile, et qu’elles se préoccupent de la situation de leurs prochains. On en est encore à vouloir tout écraser sur son chemin ; c’est une question de survie. En France, nous sommes installés dans le confort depuis plus longtemps – de là vient notre embourgeoisement.
Dimanche dernier, je suis allé faire une randonnée aux abords de la frontière chinoise ; Shenzhen était en vue. Le lac qui sert de point de démarcation entre Hong-Kong et la Chine ne doit pas avoir un diamètre supérieur à cinq cent mètres, posez la « queue du dragon » de Shanghai (deuxième plus haute tour du monde, dont la fin des travaux est prévue pour 2014) à l’horizontal sur le lac et vous aurez un pont entre l’Empire et son sujet. On me racontait comment, à l’époque de nos parents, les chinois traversaient cette étendue d’eau à la nage, en route vers un avenir moins misérable. (L’oncle de ma petite amie l’a fait – il lui a raconté ce moment horrible où, au milieu de la traversée, il a senti le corps d’un noyé sous ses doigt (le corps gonflé par le liquide homicide) ; il lui a avoué qu’il s’était alors juré de ne plus jamais aller à l’eau, que ce soit à la plage ou à la piscine. Il n’a jamais dérogé à cette promesse qu’il s’était faite à lui-même.) Le long de la berge Hongkongaise, les habitations sont à l’abandon – c’est sans doute le cas depuis la rétrocession de 1997. J’ai traversé des villages fantômes avec leurs portes barricadées, leurs vitres brisées, leurs murs effrités… des fanions volent encore au vent, leurs couleurs passées ; témoins du déclin. Les clandestins n’affluent plus par le lac, ils demandent un visa tourisme ou prennent le métro depuis Shenzhen. Ce qui s’avérait être une activité fort lucrative a pris fin le jour où Hong-Kong a changé de camps. Et les berges ont été désertées de leurs habitants.
(En parlant de cela, j’ai été surpris d’apprendre qu’un chinois avait besoin d’un visa pour entrer dans Hong-Kong ! La ville étant chinoise, il y a comme un rapport de forces que je n’avais jamais soupçonné jusqu’ici… l’argent fait donc aussi loi en Chine.
De même, j’ai été surpris d’apprendre qu’à l’époque de nos parents, Hong-Kong offrait régulièrement la nationalité à ses immigrés en situation irrégulière. De sorte que la plupart des Hongkongais de plus de 50 ans ne vivant pas sur l’Ile ou à Tsim Sha Tsui (où on peut penser que les familles de souche sont installées) sont en fait chinois de naissance… c’est le cas du père de ma petite amie !
Chaque jour apporte son lot d’éclaircissement, j’ai une meilleure compréhension de la ville, de ses habitants et de la famille dans laquelle je vis. Quand je reste à l’appartement les jours sans classe, son père m’apporte un plat de curie pour le déjeuner ; c’est un acte touchant dont je commence à comprendre les raisons. Je ne l’avais jamais imaginé dans la peau d’un immigré, mais voilà que son enfance à dû être marquée par le manque, la lente acclimatation à la vie hongkongaise et la découverte d’un monde riche en possibilités. Aujourd’hui, je suis l’immigré ; sans doute saisit-il en moi le sentiment d’impuissance qui parfois m’habite lorsque je m’assigne à demeure par faute de moyens. En tous cas, ça me rend bien service… la semaine dernière, après avoir payé mon billet pour le Vietnam et les frais pour le visa russe, je me suis retrouvé avec 50 centimes en poche ; je ne faisais pas le malin. Cette semaine, je n’ai pas encore de quoi couvrir les frais pour les deux visas qui me restent à me procurer… j’expérimente la vie sous le sou, en flux tendu. Dans dix jours, j’aurais peut-être 50€ en poche et ce sera une grande victoire ! J’essaie de donner un maximum de cours.)
Enfin, comme d’habitude je m’éloigne du sujet… les photos dans le métro…
Si Hong-Kong a un jour été asiatique dans la forme, les vestiges de ce passé ont quasiment tous disparus – ici un quartier, ici un village préservé -, laissant place à une forêt de tours encore-plus-confortables, encore-mieux-équipées, et à des chantiers, partout, promettant un peu plus de la même chose ; un visage sans ride, glacé et superficiel. L’avenir n’est pas porteur d’espoir, comme le laissent présager ces panneaux montés aux quatre coins de la ville : « CHANTILLY » vous offre une oasis de luxe au cœur de la cité béton – achetez vite ! (je ne connais pas les tarifs exacts des appartements à la vente, mais tablez facilement sur un petit 800 000€ pour le plus petit d’entre eux…)
Personnellement, quand je regarde les photos du vieux HK dans le métro, je me dis que j’aimerais bien visiter cette ville aujourd’hui engloutie sous des tonnes de ciment ; alors j’aurais été dépaysé. Quand je vois ces photos, je me dis que j’aimerais bien y vivre dans ce Hong-Kong authentique et poussiéreux ; j’aurais plaisir à parcourir les rues.
Je pousse ma petite amie à opter pour un coin relativement conservé, du genre Lamma Island ou Sai Kung. Le problème de ces endroits, c’est qu’ils sont généralement isolés de tout… (Enfin, on ne peut pas tout avoir !) Lamma Island, par exemple, n’est accessible qu’en ferry. En cas de gros orage ou de mer agitée, impossible de quitter l’île et de se rendre au bureau… (C’est quand même un souci qui a son importance.) Moi qui avais eu un coup de cœur pour ce petit coin tranquille, c’est bien dommage ! Sai Kung, de son côté, présente l’inconvénient d’être éloigné de tout, perchée sur la côte, au nord-est d’Hong-Kong. Pour s’y rendre, il faut prendre le métro jusqu’à son terminus puis sauter dans un minibus – et c’est parti pour 30 minutes de trajet en plus sur des routes en lacets ! Impossible de fermer l’œil sans attraper la gerber et finir les voyage complètement vidé… A cela s’ajoute le fait que Sai Kung est cher, c’est un coin très prisé des occidentaux fortunés qui s’y paient des villas avec jardin, chose inimaginable ailleurs à Hong-Kong. Et puis, pour être tout à fait honnête, Sai Kung ne vaut pas Lamma Island ; ce n’est pas aussi charmant. Mais comme d’un point de vue pratique, l’île, c’est niet, ce sera sûrement Sai Kung. A moins bien sûr que j’ai un nouveau coup de cœur au hasard de mes pérégrinations, on ne sait jamais. Il y a quelques jours, j’ai découvert un quartier au cachet intéressant ; je ne perds pas espoir de tomber sur un petit coin de paradis négligé par les masses. Un endroit dont je serais fier de prendre la photo ; un endroit qui aurait sa place dans le métro, parmi les trésors d’un temps révolu ; un endroit respectueux du passé où je me verrais avoir un futur.